L'empathie n'est pas la bienveillance
Dans le livre "L'empathie pour manager demain", Isabelle Vandenbussche-Masclet décortique l'origine de l'empathie, ce qu'elle est, ce qu'elle n'est pas...
Je m'abonneSouvent employé comme synonyme de "bienveillance", l'empathie sonne neuf dans le monde de l'entreprise ! Elle devient tendance ! Or, c'est un phénomène qui recouvre un champ autrement plus large et plus complexe que la bienveillance. Les confondre revient à mélanger un moyen et un résultat. Au sein d'une organisation humaine, quelle qu'elle soit, la bienveillance n'est qu'un des nombreux effets d'une attitude empathique envers autrui. Toutes deux ont cependant un point commun. À l'instar de la bienveillance, l'empathie ne se décrète pas.
Coincé entre "sympathie" et "antipathie" qui nous parlent bien, "empathie" fait l'effet d'un objet lexical mal identifié. Or, "ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement", soulignait Nicolas Boileau, au temps des Lumières, "et les mots pour le dire arrivent aisément". Pour comprendre comment agit ce matériau énergétique et en développer toute la puissance dans l'entreprise, examinons d'abord les termes utilisés, au fil du temps, pour le définir.
Inscrit dans une logique d'altérité, il qualifie une relation entre deux personnes. Un point crucial quand il est question de communication. L'empathie établit, comme "sympathie" et "antipathie", un lien entre un je et un tu. Mais lequel ? La sympathie est ouverture, l'antipathie est fermeture. Mais qu'est-ce que l'empathie ?
Ce que les mots en disent
Le mot "empathie" est, à l'origine, la traduction d'une énergie humaine. Il vient de l'allemand einfühlung, création du philosophe Robert Vischer, en 1873, pour qualifier l'émotion qu'il a ressentie devant une oeuvre d'art. "Empathie", du grec empathia , signifie dans son sens premier "sentir à l'intérieur". C'est un peu plus tard qu'il traduira la capacité à ressentir en soi ce qu'un autre éprouve, sans pour autant se mélanger avec lui. On comprend alors pourquoi, en 1909, le psychologue américain Titchener crée le néologisme empathy pour définir l'aptitude à la décentration du thérapeute ; autrement dit, sa capacité à établir la bonne distance entre lui et son patient. Voilà, ici, un premier élément en résonance avec le management : trouver la juste place entre soi et le collaborateur. Mais continuons l'exploration linguistique !
Il s'écoulera près d'un demi-siècle avant que le mot soit répertorié dans la langue française. Soit dit en passant, le mot n'est toujours pas inscrit dans le Trésor de la langue française, le dictionnaire de l'académie. Et ce n'est que tout récemment qu'il a gagné sa place dans Le Petit Larousse : "faculté intuitive de se mettre à la place d'autrui, de percevoir ce qu'il ressent." Est-ce à dire que, jusque-là, l'empathie n'existait pas ? Que nenni !
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L'empathie est un phénomène complexe. Attraper les mots qui le traduisent s'apparente à une chasse aux papillons, tant son mouvement est incessant. Et l'on perçoit mieux le côté mal identifié de l'objet ! En français, "intropathie", utilisé par les psychothérapeutes, est devenu "empathie". En anglais, le mot sympathy a précédé empathy. Quant à einfühlung ("sentir de l'intérieur"), son histoire est, elle aussi, riche en péripéties et traduit bien l'énergie évolutive du phénomène. Ainsi, au fil du temps, le terme originel a été remplacé par le mot-valise einfühlungsvermögen (être capable d'einfühlung) pour traduire la capacité à ressentir l'émotion, le sentiment d'un autre. L'expression est alors empreinte d'une forme d'intelligence sociale positive, proche de la compassion. Aussi, l'allemand doit-il recourir à l'adjectif falsch (faux) pour définir une empathie négative. Quant à la capacité à se mettre à la place de l'autre, une autre forme encore du phénomène empathique, elle est traduite, toujours en allemand, par une autre expression : sich hineinversetzen.
La richesse des mots usités en Allemagne démontre le sens de la précision de nos voisins européens. Chez nous, le mot empathie traduit tout cela ! Il recouvre un phénomène bien plus large que la seule bienveillance. L'empathie n'est ni positive ni négative. Là est sa neutralité suisse ! Mais comment se retrouver dans ce dédale ? L'analyse du phénomène à travers l'histoire va nous y aider.
Ce que l'histoire raconte
L'empathie porte, dans sa genèse, le caractère ancien d'un phénomène naturel qui interroge les philosophes depuis la nuit des temps : celui du lien. Sa polysémie résonne dans la multiplicité des mots utilisés au fil des siècles pour traduire le mouvement et l'évolution de ce lien qualifié à l'origine de "sympathie". Dans l'Antiquité, la sympathie ("ressentir avec") définit un rapport entre l'homme et ce qui l'entoure. Ainsi, chez les stoïciens, elle traduit l'harmonie de l'homme avec la nature. Puis, adoptée par Cicéron un siècle avant notre ère, la sympathia traduit alors un accord, une affinité naturelle entre deux ou plusieurs choses. Le vivant n'a alors plus sa place dans le lien sympathique qui forme une harmonie entre deux éléments. Ce même sens est d'ailleurs toujours usité en musique ; les cordes sympathiques sont des cordes qui entrent en vibration par simple résonance avec des notes jouées de même fréquence. En clair, un lien se crée entre elles sans l'intervention du musicien.
Ce n'est qu'au XIVe siècle que la sympathie décrit une relation de l'homme avec un congénère. Au XVIIIe siècle, les positivistes anglo-saxons utiliseront le terme "sympathy" pour qualifier une valeur morale.
Toutefois, à la différence de compassio, son jumeau latin, le terme a un caractère laïc et universel. Au fil du temps, le lien, d'abord grec, renvoie à l'harmonie de la nature. Passé chez les Romains, ce même lien, alors exclusivement humain, prend un tour religieux puis laïc. Aujourd'hui, la faculté intuitive de se mettre à la place d'autrui, de percevoir ce qu'il ressent, se colore souvent, dans le langage courant, d'une vertu morale que l'on retrouve d'ailleurs dans l'injonction : "Mets-toi à ma place !" employée par tout un chacun, en demande de sympathie ou de compassion !
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Entre ouverture et distance
On comprend pourquoi l'usage du terme "empathie" sème une telle confusion de sens. Confusion à laquelle les Anglais, en leur temps, ont participé. Au xviiie siècle, le penseur et économiste Adam Smith décrit, dans La théorie des sentiments moraux, le philosophe comme "un spectateur impartial", censé développer la sympathy. La posture oscille, en quelque sorte, entre la sympathie et l'empathie. Quand la première sous-tend une proximité avec autrui, la seconde réclame une prise de recul, le détachement de l'autre pour appréhender avec le plus de justice possible une situation dans son ensemble. La sympathy, décrite par les positivistes, est, en quelque sorte, l'ancêtre d'une forme d'empathie. L'empathie sous-tend la capacité à trouver la juste distance entre soi et l'autre. Et viser la bonne place entre le trop près et le trop loin est un exercice d'ajustement délicat. Les managers qui encadrent d'anciens collègues, un ami ou un membre de leur famille le savent bien. Le degré de chaleur du lien est difficile à trouver.
En bref
Reprenons les mots au départ de notre analyse. "Antipathie" signifie "ressentir contre" : je me ferme à l'autre. À l'inverse, quand j'instaure un lien de "sympathie", je "ressens avec" : je m'ouvre à l'autre pour partager avec lui. L'empathie, tout comme la sympathie, établit une relation d'ouverture. Seulement, "là où la sympathie est une manière d'être en relation, l'empathie est une manière de connaître", précise la psychologue américaine Lauren Wispé. Autrement dit, l'empathie a pour objet la perception et la compréhension de l'autre quand la sympathie réunit deux personnes. L'empathie instaure donc un lien d'échange de connaissances.
Pour en savoir plus
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