[Tribune] Le télétravail, libéré ?
L'ordonnance "relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail", entrée en vigueur le 24 septembre 2017, facilite considérablement le recours au télétravail. Derrière ce qui s'apparente à une véritable libéralisation, pointent des difficultés à ce jour non résolues.
Je m'abonneC'est une mini-révolution. Depuis le 24 septembre, le lendemain de la publication de l'ordonnance n° 2017-1387 "relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail", certains salariés peuvent disposer d'un nouveau droit opposable : celui de travailler à distance. Auparavant, le télétravail était défini comme "toute forme d'organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l'employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon régulière et volontaire en utilisant les technologies de l'information et de la communication dans le cadre d'un contrat de travail ou d'un avenant à celui-ci" (article L. 1222-9 alinéa 1 ancien du Code du travail).
La définition du télétravail est substantiellement modifiée par l'ordonnance 2017-1387, puisque la formule "de façon régulière" a été purement et simplement effacée de la nouvelle version de l'article L. 1222-9 du Code du travail. Le télétravail est, ainsi, désormais admis même lorsqu'il est occasionnel.
Primauté de l'accord collectif ou de la charte d'entreprise
Les conditions de recours au télétravail sont, elles aussi, profondément remaniées. L'obligation de recourir à un écrit contractuel (clause du contrat de travail ou avenant écrit au contrat de travail) est supprimée - auparavant, l'avenant conclu avec le salarié était très rigide et devait prévoir notamment quand le salarié travaillait en télétravail.
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C'est désormais un accord collectif ou à défaut, une charte établie après consultation du comité social économique (le successeur du comité d'entreprise), qui sont requis pour la mise en place du télétravail, et c'est seulement à défaut d'accord ou de charte qu'un accord entre l'employeur et le salarié est alors "formalisé par tout moyen" (article L. 1222-9 nouveau du Code du travail).
Les mentions devant figurer à l'accord collectif ou la charte fixant les conditions de recours au télétravail reprennent, pour beaucoup, les mentions qui étaient auparavant exigées dans le contrat de travail ou l'avenant de passage au télétravail, à savoir les conditions de passage en télétravail et de retour à une exécution du contrat de travail sans télétravail, les modalités d'acceptation par le salarié des conditions de mise en oeuvre du télétravail et de contrôle du temps de travail ou de régulation de la charge de travail, ainsi que la détermination des plages horaires durant lesquelles l'employeur peut habituellement contacter le salarié.
Le nouvel article L. 1222-9, alinéa 4 du Code du travail précise que "l'employeur qui refuse d'accorder le bénéfice du télétravail à un salarié qui occupe un poste éligible à un mode d'organisation en télétravail dans les conditions prévues par accord collectif ou, à défaut, par la charte, doit motiver sa réponse".
Il n'est pas donné d'indication sur le type de motivation admissible, mais on peut penser que, en cas de refus abusif non motivé par des considérations d'organisation, le salarié pourrait obtenir réparation, voire, si le refus est réitéré sans motif objectif, à une résiliation judiciaire du contrat de travail.
Difficultés spécifiques liées à la sécurité et l'hygiène
Désormais, "l'accident survenu sur le lieu où est exercé le télétravail pendant l'exercice de l'activité professionnelle du télétravailleur est présumé être un accident de travail" (nouvel article L. 1222-9, dernier alinéa).
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Or, la facilitation du recours au télétravail, et notamment le fait que tout salarié éligible pourra en demander le bénéfice et que l'employeur ne pourra le lui refuser sans réponse motivée, conduisent à considérer que ce mode d'organisation du travail pourrait avoir vocation à se généraliser, au moins de manière occasionnelle, chez les cadres et ingénieurs en particulier. Ces derniers pourront être amenés à exercer non seulement chez eux, mais aussi dans des sites de coworking, bureaux partagés, etc., et pourraient même être tentés de se connecter à leur bureau virtuel depuis le café du coin ou au jardin public.
Or, selon le texte précité, les accidents survenus en ces lieux, pendant le télétravail, seraient présumés être des accidents du travail, et donc, non seulement ils exposent l'employeur en terme de cotisations AT / MP, mais en outre, la faute inexcusable et ses lourdes conséquences financières pourraient y être beaucoup plus fréquentes. En effet, le domicile est-il aussi bien sécurisé que les locaux de l'entreprise? Que dire du jardin public ou du hall de gare?
Pour renverser la présomption d'accident du travail, il serait vain d'invoquer le fait que le salarié a travaillé dans un lieu atypique. Le critère du caractère professionnel de l'accident est simplement le temps et le lieu, sans distinguer entre lieux conçus pour le travail et lieux inhabituels pour le travail.
On saisit dès lors l'étendue du risque en termes d'hygiène et de sécurité. Il est dès lors impératif d'anticiper ce risque dès le stade de négociation de l'accord collectif ou de rédaction de la charte (voir plus loin pour plus de détails).
Contenu de l'accord collectif ou de la charte
Une inconnue apparaît d'emblée : en cas d'accord collectif conclu au niveau de l'entreprise, l'employeur pourrait-il en compléter ultérieurement les dispositions par voie unilatérale? Cette question peut se poser compte tenu des difficultés pratiques qui pourront surgir au fil du temps, et susciter le désir de faire évoluer les conditions de recours au télétravail. Il est probable que, dès lors qu'un accord collectif aura été conclu sur le sujet, aucun ajout ne pourra y être fait par voie unilatérale.
Aussi recommandons-nous de prévoir d'entrée de jeu un document très détaillé. En particulier, le contenu de l'accord collectif ou de la charte ne peut se borner aux seules mentions visées à l'article L. 1222-9 nouveau du Code du travail. L'accord collectif devra aussi préciser :
-La liste des postes éligibles au télétravail, avec indication des motifs pour lesquels ces postes sont ouverts au télétravail - en effet, il ne peut être exclu que des salariés dont les postes ne seraient pas éligibles au télétravail, intentent une action en discrimination et/ou égalité de traitement.
-Les modalités détaillées de demande de recours au télétravail - délais, formes de la demande (une semaine avant la date souhaitée ? deux jours? possibilité de délais d'urgence? par email? par oral?) ;
-Les cas dans lesquels l'employeur pourrait valablement refuser au salarié d'y recourir - le fait d'afficher d'emblée des cas précis et objectifs ne pourra que réduire le risque contentieux lié aux refus de recourir au télétravail.
-Les cas dans lesquels le télétravail serait encouragé (grèves des transports publics, grossesses difficiles, handicap, etc.),
-Les lieux dans lesquels le télétravail est autorisé ou bien les restrictions géographiques au télétravail, pour des raisons de confidentialité et de sécurité (par exemple, interdiction de télétravailler dans un lieu public comme un train, un café ou un aéroport),
-La méthode de décompte du temps travail (par exemple, "pointeuse électronique" ou système auto-déclaratif) et, le cas échéant, conditions dans lesquelles le respect du droit à la déconnexion est mis en oeuvre (on peut anticiper que ces conditions seront corrélées aux plages horaires de disponibilité qui doivent être précisées),
-Les modalités d'utilisation du matériel dans le cadre du télétravail (en particulier, articulation vie privée / vie professionnelle, confidentialité, sécurité des matériels informatiques),
-La prise en charge des coûts liés au télétravail - la cour de cassation impose la prise en charge des sujétions liées au travail au domicile, mais, dans la mesure où le télétravail n'est pas toujours imposé par l'employeur, et où il ne s'exerce pas toujours au domicile, la question des coûts exposés pour la mise en oeuvre du télétravail doit dépasser cette jurisprudence et permettre de clarifier qui paiera quoi,
- L'hygiène et la sécurité : prévoir un contrôle strict du poste de travail au domicile du salarié, afin de s'assurer qu'il se conforme aux standards d'hygiène et de sécurité, prévoir de quelle façon ce contrôle pourra s'articuler avec la vie privée des salariés - une visite au domicile du salarié, de la part de sa hiérarchie, pourrait être considérée, en effet, comme une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée. Pour pallier cette difficulté, il n'est pas à exclure que les employeurs se trouvent contraints de recourir aux services de sociétés tierces spécialisées dans l'hygiène et la sécurité, qui enverraient des agents au domicile des salariés pour procéder à tout contrôle utile, sous couvert d'une obligation de confidentialité pour tout ce qui concerne la vie privée des salariés. Il conviendra aussi de définir la périodicité de la visite de contrôle et les conséquences de la visite de contrôle - une visite de contrôle axée sur l'hygiène et la sécurité devra être suivie d'une série de recommandations destinées à sécuriser le poste de travail, dont la mise en oeuvre sera à la charge financière de l'employeur.
Communication interne liée à la mise en oeuvre
L'adoption de la charte ne pourra pas intervenir sans information et consultation préalable des représentants du personnel. Cette obligation, en revanche, a disparu s'agissant des accords collectifs.
Une modification corrélative du règlement intérieur et de la charte informatique, si elle existe, devra probablement également intervenir, afin d'harmoniser l'ensemble des textes encadrant l'activité des salariés. Une déclaration CNIL s'imposera par ailleurs si la mise en oeuvre du télétravail implique le traitement automatisé de données personnelles (ce qui est hautement probable).
Enfin, il sera crucial de rappeler certaines règles de conduite au personnel concerné, et souligner qu'elles devront être respectées à peine de sanctions disciplinaires (notamment quant aux restrictions géographiques, à l'obligation de se conformer aux recommandations destinées à assurer la mise aux normes du poste de travail, aux temps de connexion, à la manipulation du matériel électrique).
A propos des auteurs
Coline Bied-Charreton est collaboratrice senior au bureau de Paris du cabinet Pinsent Masons, au sein de la pratique Droit social. Avec 10 ans d'expérience en droit social, Coline conseille des clients français et étrangers sur leurs problématiques quotidiennes, mais aussi dans le cadre de leurs transactions complexes (fusions acquisitions, restructurations, TUPE, externalisations), ainsi que sur la protection sociale, les représentants du personnel et l'hygiène sécurité au travail.
Jean-François Rage est associé du bureau de Paris où il dirige la pratique Droit social. Il conseille une clientèle française et internationale sur tous les aspects de la vie de l'entreprise, notamment dès l'implantation en France (mise en place des contrats de travail, systèmes de rémunération, statut et package des cadres dirigeants, etc.). Il intervient également dans le cadre d'opérations de fusions-acquisitions, restructurations, rémunération et protection des dirigeants, transferts d'activité...