Entrepreneuriat : où sont les femmes ?
Alors que les entreprises codirigées par des femmes sont plus rentables que les autres, elles sont encore très peu nombreuses. Quand elles existent, elles peinent à trouver des soutiens. La discrimination liée au genre fait des ravages en silence...
Je m'abonneAu rythme actuel, il faudrait attendre 2090 pour atteindre la parité dans l'entrepreneuriat français. C'est le constat, amer, dressé par le premier baromètre de Sista, collectif de femmes entrepreneures et investisseuses, et de Boston Consulting Group (BCG) sur les conditions d'accès au financement des femmes dirigeantes de start-up. Car 9 % des fondateurs s'associent à des femmes, quand 61 % des fondatrices s'associent à des hommes. Or, " plusieurs études récentes montrent que les entreprises diverses sont plus rentables que les autres en termes de retour sur investissement et de capacité d'innovation ", déclare Valentine de Lasteyrie, membre du collectif Sista, qui entend bien tordre le cou à ce paradoxe et parvenir à ce que l'économie numérique soit dirigée par un groupe diversifié de leaders.
Parité = performance
Précisément, les start-up créées ou cofondées par des femmes rapportent 78 cents par dollar investi contre 31 cents pour les start-up uniquement masculines, selon une autre étude menée par BCG aux États-Unis.
Dans la note Agir pour la parité, performances à la clé, publiée au mois de juillet 2019 par l'Institut Montaigne, think tank indépendant, les auteures Aulde Courtois, responsable corporate au sein de la Française des Jeux, et Jeanne Dubarry de Lassalle, CEO d'Okotyg, confirment le diagnostic. Elles en appellent aussi à une approche économique de l'égalité des genres. Elles citent une étude menée par McKinsey selon laquelle, sur un échantillon de 300 entreprises dans le monde, celles comptant le plus de femmes dans leurs instances de direction sont à 47 % plus rentables que celles qui n'en ont aucune.
Lire aussi : Construction : à l'aube du numérique pour tous ?
Ces performances ne seraient pas liées aux supposées vertus naturelles des femmes, mais à d'autres facteurs comme des comportements positifs (aversion aux risques, planification) ou encore l'impératif pour les entreprises de ressembler à la société et aux consommateurs. Sans oublier les capacités d'adaptation qui ont amené les femmes à "surperformer" pour se hisser au même rang que les hommes.
On est loin de la douceur et de l'empathie habituellement évoquées et dénoncées par les auteures comme autant de préjugés sexistes cantonnant les femmes aux postes de ressources humaines et de communication.
Inégalités d'accès au financement
Les start-up portées par des femmes sont aussi celles qui sont le moins financées. " Les inégalités d'accès au financement pénalisent les créatrices de start-up ", constate le collectif Sista. La mixité n'existe quasiment pas.
Les résultats en disent long : seuls 2 % des fonds sont levés par des start-up féminines en France. Pire, elles reçoivent 2,5 fois moins de fonds quand elles sont financées que les projets portés par des hommes, avec des écarts significatifs dès le premier tour, qui s'accentuent par la suite. Les investisseurs ne sont-ils pas censés être des professionnels rationnels qui savent évaluer le risque et identifier les meilleurs deals ? Oui, mais les partners de fonds sont des hommes plus enclins à faire confiance à... d'autres hommes.
" À projet égal, les investisseurs préfèrent soutenir les présentations portées par des voix masculines , dénonce Valentine de Lasteyrie. Lors des entretiens, ils questionnent les hommes sur comment ils vont leur faire gagner de l'argent et les femmes sur les risques qu'elles leur font prendre. Forcément le porteur de projet ne peut pas être dans les mêmes prédispositions pour répondre. "
Biais cognitifs forts
En fait, investisseurs ou pas, il est connu que les humains sont irrationnels. " Les biais cognitifs - formes de raccourcis de la pensée qui sont inconscients, automatiques et répétés - conduisent à évaluer de manière systématique une situation avec une distorsion. Les biais sont nourris par les stéréotypes ", explique Camille Morvan, spécialiste des sciences cognitives, qu'elle a enseignées à Harvard et co-CEO de Goshaba, start-up dédiée au recrutement.
Les psychologues américains Amos Tversky et Daniel Kahneman ont théorisé le rôle des biais cognitifs et leur impact. Parmi les plus répandus, Camille Morvan évoque le biais de "sur-confiance" ou confiance excessive, qui consiste à surestimer ses capacités et donc sa capacité à évaluer un projet.
Un autre biais est celui de la discrimination statistique : les investisseurs disposant de peu d'informations sur les performances des entrepreneures, ils comblent le vide par des stéréotypes. " Cette hypothèse pourrait bien s'appliquer au monde des start-up : comme il y a moins de femmes dans ce domaine, et donc moins d'informations sur leurs potentielles réussites, on plaque des préjugés. Concrètement, les hommes ayant un biais de sur-confiance accrue (comparativement aux femmes, ils se sentent plus en confiance à compétence égale), un investisseur pensera a priori qu'une femme, qui se met moins en avant, aura un projet moins solide. Or les deux ne sont pas directement liés, car le fait de se mettre en avant dépend aussi de ce fameux biais de sur-confiance ! " précise Camille Morvan. Autant de jugements irrationnels...
Des raisons d'être optimistes
L'accès au financement représente une piste pour développer la mixité et la diversité. Bonne nouvelle ! Lorsque le collectif Sista interroge l'écosystème des investisseurs sur ce que les différents acteurs du marché peuvent faire afin d'améliorer l'accueil des femmes entrepreneures, il suscite l'enthousiasme.
Sista, en partenariat avec le Conseil national du numérique, a rédigé une Charte d'engagement et de bonnes pratiques visant à atteindre 25 % d'entreprises fondées ou cofondées par des femmes financées par le capital-risque d'ici à 2025. Plus de 50 fonds d'investissement l'ont d'ores et déjà signée le 17 octobre dernier. " La Charte est exigeante par la nature du suivi qu'elle impose et par la féminisation de notre métier qu'elle réclame, commente Alain Esnault, président d'Apicap, société de gestion indépendante spécialisée dans le circuit court du capital investissement, et signataire de la charte. Mais il est vrai que les fonds d'investissements accompagnent très mal les femmes chefs d'entreprise. Cela ne se limite pas au secteur du digital, loin s'en faut. " D'où son initiative : la création d'un fonds spécifique, "Women leadership capital", fonds de capital développement et capital transmission, qui devrait voir le jour à l'été 2020.
" Ce fonds cible les PME et ETI de croissance dirigées ou codirigées par des femmes en France et en Europe. Il sera lui-même piloté par une équipe mixte ", annonce-t-il. Avec ce projet, Apicap devrait créer un FPCI (fonds professionnel de capital investissement) qui serait abondé à hauteur de 100 à 200 millions d'euros par des investisseurs institutionnels et professionnels, français et étrangers, avec un premier closing dans les 12 prochains mois. L'objectif étant d'investir au cours des prochaines années dans 10 à 12 sociétés rentables et en forte croissance, avec des tickets minoritaires et majoritaires compris entre 8 et 20 millions d'euros dans des opérations de MBO, MBI, carve-out et capital-développement. Le fonds envisage d'investir 80 % de ses capitaux en France, principalement dans les territoires et dans les grandes villes, et jusqu'à 20 % en Europe.
Julien David Nitlech, partner d'Iris Capital, ne croit pas en la pertinence d'un modèle de fonds spécifique aux projets féminins. " À moins que des investisseurs nous le demandent, nous ne pouvons pas apporter une note genrée à un projet ", explique-t-il. En revanche, pour soutenir l'entrepreneuriat féminin, il estime que les équipes doivent être mixtes. Dans la réalité, cette volonté se heurte à un déficit de candidates. " La féminisation du secteur sera lente ", glisse-t-il.
* En avant toutes , Sheryl Sandberg, JC Lattès, mai 2013, 250 pages
Témoignage 1
" Ce n'est pas le sexe qui fait la compétence ", Sarah Hamizi, présidente de la Barbière de Paris
Son positionnement a créé la surprise. Pourquoi une femme voulait-elle s'imposer dans une activité si masculine ? Sarah Hamizi, présidente de la Barbière de Paris, répond en parlant de "séduction".
Dès l'âge de huit ans, à la surprise de son entourage, elle clame haut et fort que plus tard, elle sera barbière ! Quarante ans ont passé et la voici à la tête d'une entreprise qui compte trois salons en propre et cinq corners implantés chez des partenaires triés sur le volet (Hôtel de Crillon A Rosewood Hotel, Maison Lutetia, etc.), un centre de formation, et elle offre ses services aux professionnels et son expertise aux grandes maisons (Louis Vuitton, Agnès B., Chanel, Guerlain). " Au démarrage, mon positionnement a suscité la curiosité de la presse et des influenceurs, ce qui m'a aidé en termes de notoriété ", témoigne-t-elle. La dirigeante qui s'est entourée d'un actionnariat quasi familial a autofinancé l'essentiel de ses investissements. " Nous avons été accompagnés par Bpifrance et par Réseau Entreprendre 93. Je bénéficie d'ailleurs toujours du regard éclairé et bienveillant de mes trois conseils, eux-mêmes chefs d'entreprise, qui m'apportent leur soutien et leur expertise ", précise-t-elle.
À moyen terme, elle devrait faire appel à des investisseurs afin de prendre le virage de l'international, une grosse étape. " J'ai su m'imposer par mes compétences, le fait d'être une femme ne m'a jamais entravé dans le développement de l'entreprise, les grandes marques sont venues frapper à ma porte et nous sommes devenus leur caution technique. Il faut en finir avec un discours négatif, ce n'est pas le sexe qui fait la compétence ", affirme-t-elle.
La Barbière de Paris
Barbière
Paris (1er)
Sarah Hamizi, présidente,48 ans
SAS > Création en 2000 > 40 salariés
CA 2019 3,5 M €
Témoignage 2
" Les gens m'imaginent broder au coin du feu ! ", Audrey Regnier, directrice générale de Bohin France.
" Les gens m'imaginent broder au coin du feu ! " lâche Audrey Regnier, directrice générale de Bohin France, où elle travaille depuis 2011 et qu'elle a reprise avec son mari en 2017. Cette passionnée de marketing et communication, qui avait été recrutée par son prédécesseur pour ouvrir la manufacture au grand public et au tourisme industriel, ne décolère pas. A chaque rendez-vous avec des partenaires potentiels, elle doit faire ses preuves. " Nos interlocuteurs s'adressent à mon époux et codirigeant, au directeur commercial ou à un acheteur, plus âgé. Je suis directrice générale, mais parce que je suis une femme, jeune et au caractère jovial, je ne suis pas considérée ", raconte-t-elle, exaspérée.
Pire, en situation de négociation, elle doit d'abord contourner les préjugés. " Dans les déjeuners d'affaires, je bois une bière, mange un steak saignant, glisse des expressions imagées pour m'imposer et être sur un pied d'égalité ", témoigne-t-elle, amusée. Mais la lutte est quotidienne, y compris lors des conférences où elle raconte comment elle a repris la Manufacture. À chaque fois, " la voix d'un homme s'élève pour expliquer que s'il avait su pour la cession, il m'aurait soufflé l'affaire. Des échanges détestables qui en disent long sur l'image de l'entrepreneuriat au féminin ", ajoute-t-elle.
D'autres la questionnent sur sa légitimité en tant que Dg face à son mari... Pourtant, le résultat a augmenté et a permis des recrutements. Aujourd'hui, Bohin France réalise 36 % de son chiffre d'affaires à l'export, l'entreprise s'est digitalisée et vise des opérations de croissance externe pour se hisser à la taille d'un groupe. Et le couple partage le travail de manière égalitaire.
Bohin France
Manufacture d'épingles et d'aiguilles
Saint-Sulpice-sur-Risle (Orne)
Audrey Regnier, directrice générale, 33 ans
SAS > Création en 1833 > Reprise en 2017 > 38 salariés
CA 2018 4 M€
NEWSLETTER | Abonnez-vous pour recevoir nos meilleurs articles
La rédaction vous recommande