Olivier Sibony « On ne prend pas de bonnes décisions seul »
Publié par Linda Labidi le - mis à jour à
Olivier Sibony, professeur à HEC et spécialiste des biais cognitifs, publie une version remaniée de son livre sur la décision stratégique. Avec un titre plus percutant, il propose un véritable plaidoyer pour des décisions collectives mieux outillées.
Pourquoi cet ouvrage au titre alarmant ?
Il est question d'erreurs stratégiques récurrentes. Pas des gaffes inédites mais davantage les mêmes pièges qui se répètent, même chez des gens compétents. Et c'est justement parce qu'ils sont intelligents qu'ils croient pouvoir les éviter... et tombent dedans. J'ai estimé que c'était un sujet suffisamment important pour accepter d'en parler dans un ouvrage. Pour la petite anecdote, à l'origine, le livre s'intitulait Réapprendre à décider. Il a eu un succès d'estime... autrement dit, personne ne l'a lu. Quand Flammarion m'a proposé une réédition en poche, j'ai décidé de suivre l'un des conseils du livre lui-même : les gens réagissent plus aux pertes qu'aux gains. Alors j'ai changé le titre pour Vous allez commettre une terrible erreur ! - et ça a fonctionné.
Vous pointez du doigt les biais cognitifs dans les prises de décisions. Quels sont ceux que vous jugez les plus pernicieux pour un dirigeant ou un entrepreneur ?
Il y en a des dizaines, mais le plus toxique, c'est le biais de confirmation. Dès qu'on a une idée, on cherche inconsciemment à la valider au lieu de la tester. J'ai vu des dirigeants évaluer une chaîne entière à partir d'un seul magasin - souvent celui près de chez eux ! Ce biais affecte aussi le recrutement, où l'on passe l'entretien à confirmer sa première impression. Et l'intuition, souvent glorifiée, n'aide pas toujours : si elle sert à clore un raisonnement collectif, elle peut être précieuse. Mais si elle décide de tout dès le départ, elle étouffe le débat.
Quid des décisions qui doivent être prise avec rapidité ?
On pense gagner du temps en allant vite, mais deux minutes de réflexion structurée peuvent éviter des mois de galère. Bien sûr, certaines décisions doivent être prises rapidement, mais ce sont rarement des questions de secondes. Quand on prend quelques minutes pour impliquer son équipe, cela ne ralentit pas vraiment le processus. En réalité, l'argument de la vitesse masque souvent une habitude de décider seul, sans contradiction. Pourtant, structurer la décision collectivement permet d'éviter des erreurs coûteuses qui, elles, prennent bien plus de temps à corriger. Et surtout, on ne décide jamais bien seul.
Le culte du « bon élève » en entreprise empêche parfois la critique. Pas toujours facile pour des salariés d'oser dire : « je ne suis pas d'accord »
Vous avez raison, beaucoup de collaborateurs ne veulent pas déranger, et surtout ne pas contredire leur manager - surtout si celui-ci a déjà donné son avis. C'est normal, c'est humain. Et non, on ne change pas ça avec un poster "parlez librement" collé sur un mur. Il faut des mécanismes concrets. Par exemple, demander à chacun d'écrire ses objections avant d'entendre les autres, ça permet d'éviter l'autocensure. Ou désigner à tour de rôle un "advocatus diaboli" pour chercher activement les contre-arguments. Ce n'est pas une question de culture ou de personnalité, c'est une question de conception des échanges. La liberté d'expression en réunion, ça se prépare techniquement, pas moralement.
Comment éviter que le patron influence inconsciemment le reste de l'équipe ?
La manière dont un dirigeant s'exprime conditionne fortement les réactions du groupe. Une bonne pratique consiste à parler en dernier. Si le dirigeant prend position en premier, même subtilement, il va biaiser tout ce qui suit. Une autre technique, c'est de demander à chacun de noter anonymement son avis, ou de recueillir les arguments de chacun à l'écrit avant le débat. Ça peut paraître scolaire, mais c'est la seule manière de garantir une parole libre et de révéler les désaccords avant qu'ils ne soient écrasés par le conformisme.
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